Jacqueline Beaudry Dion et Jean-Pierre Dion 5 juillet 2022
On savait depuis longtemps (Watkins, 1950) que le Vermont du 19e siècle ne possédait pas de source d’argile à grès et que les fabricants de contenants en grès comme les Farrar et les Ballard importaient leur argile du New Jersey (région de South Amboy).
Nous justifions davantage ces affirmations. Nous en profitons pour relater l’histoire inédite de la Monkton Argil Company de Monkton VT et de son lien avec les Farrar, dans leur vaine tentative de trouver une source locale d’argile à grès.
Le grès des Ballard
Discutant de leur source d’approvisionnement pour fabriquer du grès, les Ballard de Burlington, Vermont, affirment au journaliste en visite en 1853, qu’ils importent l’argile en question du New Jersey (Burlington Free Press, 17 novembre 1853, p. 2). Rappelons qu’il s’agit de la manufacture d’abord établie par Ebenezer L. Farrar et possédée depuis 4 ans par les trois frères Ballard, ses neveux.
Le grès des Farrar
Les Ballard continuaient la pratique des Farrar qui importaient également leur argile du New Jersey. Ainsi Georges W. Farrar de la Fairfax Stone Ware Factory, affirme en 1849 - 1850 utiliser la meilleure argile à grès du New Jersey (The St. Albans Weekly Messenger, 16 mai 1850, p. 4, d'une annonce datée 25 juillet 1849). On se souvient que sa manufacture venait de passer au feu le 22 juillet 1849 et 3 jours plus tard, Farrar ordonne la parution de cette annonce.
Philip Pointon, associé avec Edward P. Farrar, fabrique des terres cuites fines jaunes et du grès à St. Albans Bay, Vt, vers 1859-1862, important lui aussi son argile de South Amboy, NJ. Voir l'article de J. P. Dion du Céramag no 18, 2020, p. 45-49, intitulé Le maître potier Philip Pointon, de St. Albans, VT, à Cap-Rouge, Québec.
Lura Woodside Watkins (1950) discute à plusieurs reprises de l’absence de source d’approvisionnement locale de l’argile à grès au Vermont dans son ouvrage classique : Early New England Potters and their Wares (Harvard College, 1950, reprinted 1968). Les Farrar et les Ballard importent leur argile du New Jersey. Même le grès à la manufacture de Bennington, raconte-t-elle, était fabriqué avec de l'argile importée d'autres États. Déjà en page 10, Watkins écrit (trad.): On ne peut cuire avec succès l'argile de la Nouvelle-Angleterre à la haute température requise pour la production d'une pièce dense et vitrifiée (comme le grès). Ce n'est qu'après que le problème de transport fut réglé entre les colonies, ajoute-t-elle, que l'on put importer l'argile du New Jersey et ainsi commencer la production de grès. En page 136, elle affirme : Puisque le Vermont a eu plus facilement accès aux argiles du New Jersey, ses potiers ont pu se tourner plus tôt vers la fabrication du grès, alors qu'au New Hampshire et au Maine on en était encore réduit aux terres cuites rouges...
Au Québec et en Ontario , on importe aussi l'argile à grès du New Jersey.
La Brantford Stoneware Works de Brantford, Ontario, utilise l'argile de South Amboy , New Jersey. On a un témoignage éloquent de la qualité de cette argile dans le journal The Brantford Daily Expositor, 20 décembre 1890. On dit qu'elle est meilleure que celle de l'Ohio et même la meilleure aux États-Unis.
Helen Lambart dans son ouvrage Deux siècles de céramique dans la vallée du Richelieu (1975, p. 4) affirme à son tour que l'argile de Moses Farrar utilisée à Saint-Jean est importée du New Jersey. Elle note que Moses Farrar et son beau-père I. N. Soule achètent un terrain près de l'appontement des vapeurs, ce qui permettait, ajoute-t-elle, de faire venir facilement du New Jersey toute l'argile réfractaire qui était nécessaire...
Monkton Argil Co. et les Farrar
En poursuivant nos recherches sur les Farrar, nous avons découvert que James Farrar, le frère du potier Moses Farrar, possédait, à son décès en 1853, des terrains à Monkton et des intérêts dans une compagnie qui avait espéré développer une source d’argile à porcelaine et à grès à Monkton, Vermont.
Le contexte est le suivant : au décès de James Farrar, dernièrement de Pointe Fortune (province de Québec) dit-on, Caleb Farrar, de New Heaven, VT, oncle de ce dernier, devient administrateur de la succession testamentaire. Par un acte de juin 1854, il transmet ces terrains et intérêts dans la Monkton Argil Co. à Hiram N. Ballard…Ballard et ses associés s’en départissent en décembre 1854 au profit de l'American Kaolin Co.
Voici la coupure de presse de 1910 (Middlebury Record, 21 avril 1910, p. 10) qui a lancé notre recherche sur l’histoire peu connue de la Monkton Argil Co., incorporée en octobre 1810 au Vermont. La colonne de gauche contient les références aux Farrar et à Ballard.
James Farrar tenait-il ces titres de son père, Moses Farrar senior ou de son oncle James Farrar senior? Ces derniers habitaient Monkton avant 1803 et on parlait déjà à cette époque, en fait depuis 1792, d’une riche terre à poterie découverte par Stephen Barnum en ce lieu.
Le 20 juillet 2022, suite de l'histoire.
Il y a incorporation au Vermont de la compagnie Monkton Argil Company en octobre 1810 (The Vermont Journal,19 nov. 1810, p. 2). Normalement ce type d’incorporation avait une limite de 30 ans; ici l’incorporation est valide à perpétuité. On espère subvenir aux besoins en faïence blanche (china ware) sans le secours des importations...(The Washingtonian 10 nov 1810).
Samuel Dakin, le trésorier de la compagnie, invite le public à l’achat d’actions de la compagnie par un premier paiement (accompte) de 5 $ l’unité, la rencontre se tenant le 19 juin à Windsor VT (The Washingtonian, 17 juin 1811).
Avant de se lancer dans la construction d’une manufacture de faïence blanche (china ware and Queens ware), la compagnie fait analyser la quantité et la qualité de la source d’argile de Monkton : ce serait une argile à faïence et porcelaine, égale en qualité au Kaolin de France. (The Washingtonian, 15 juillet 1811).
John Muzzy convoque la première réunion annuelle pour l’élection des directeurs de la compagnie, qui se tiendra chez A. Painter, à Vergennes, VT, le 2 octobre 1811. (The Washingtonian, 9 septembre 1811).
Le journal The Washingtonian du 8 juin 1812 consacre la première page sur 5 colonnes à l’argile de la Monkton Argil Company, sous la signature de John Muzzy. Cette mine d’argile avait été découverte en 1792 par Stephen Barnum et utilisée au début pour fabriquer de la peinture blanche et du mastic, notamment pour le revêtement de la maison du Capitaine Phelps de New Haven.
Ce n’est que récemment que l’on a pensé à fabriquer de la poterie (faïence blanche). Des essais de combiner ce kaolin avec de l’argile commune, en différentes proportions, ont été faits : 8 parties de kaolin avec une partie d’argile bleue commune a produit à la cuisson une poterie presque blanche et dure; 3 parties de l’argile de Billingsport avec une partie de kaolin a donné une poterie satisfaisante de couleur crème; le kaolin en partie égale avec l’argile à brique a produit cependant un grès de piètre qualité et d’une cuisson imparfaite!
Suite à l’embargo lors de la guerre de 1812, on tente de créer en 1813 à East Jaffrey, New Hampshire, une première fabrique de faïence, à partir du kaolin importé de Monkton. Le War Journal de Portsmouth, N H annonce le 11 juin 1813 la pétition de Samuel Dakin pour incorporer cette fabrique de poterie. Il semblerait que Samuel Dakin et John Dakin habitaient alors à Jaffrey; ils possédaient des actions de la Monkton Argil Co. L’endroit d’entreposage du kaolin à Jaffrey prendra le nom de Monkton Yard. La levée de l’embargo quelques années plus tard mit fin à la production de Jaffrey. (Fitchburgh Sentinel, 3 janvier 1938).
Suite au décès de John Muzzy de Middlebury, on met en vente en février 1815 ses avoirs dont plus d’une centaine d’actions dans la compagnie Monkton Argil Co. (The Vermont Mirror, 15 février 1815). .
En 1827, force est de reconnaitre que la source d’argile n’a pas été exploitée ou mise à profit pour fabriquer de la poterie : tout au plus a-t-on fabriqué des briques réfractaires, des supports et des pots pour des fours de verre. Par exemple, les briques utilisées par la Vermont Glass Factory à Salisbury proviennent de la Monkton Argil Co. Les raisons invoquées pour expliquer cette inactivité à Monkton sont le manque de personnel spécialisé pour la fabrication de la faïence et de la porcelaine et le manque de capitaux pour développer une telle manufacture. (Burlington Weekly Free Press, 17 août 1827).
En 1853, on a procédé à de nouveaux essais d’usage de l’argile de Monkton L’agent de la compagnie à Vergennes, Wm J. White, tentant de relancer la production, soutient que cette terre, additionnée à l’argile à grès plus tenace du New Jersey, améliore les contenants de grès au niveau couleur et durabilité et diminue les pertes lors de la cuisson. (The Burlington Free Press, 1 juin 1853). Mais il est clair que cette argile ne peut remplacer l'argile à grès du New Jersey pour produire à elle seule du grès de qualité.
Ainsi le Vermont ne possédait pas d'argile à grès, tout au plus de quoi fabriquer un peu de faïence à partir du kaolin découvert à Monkton. Les potiers de grès du Vermont, comme les Ballard et les Farrar on dû importer leur argile du New Jersey. Les Farrar arrivés au Québec ont poursuivi cette politique en important eux aussi leur argile à grès du New Jersey.